AVANT-PROPOS

La Cour à l’épreuve de la pandémie, des mutations informatiques et du New Public Management

L’année 2020 est une année charnière dans la vie de la Cour et du Pouvoir constitué qu’est le Pouvoir judiciaire. Contrainte par la pandémie à réinventer partiellement son fonctionnement, la Cour construit un nouveau site internet et, dans la foulée, va moderniser son rapport annuel, elle a dû investir dans le remplacement de la banque de données jurisprudentielles fédérale, qui était le canal de ses publications électroniques, et le législateur a remplacé le prononcé des décisions judiciaires par leur enregistrement dans une banque de données, pour laquelle tout reste à faire. Enfin, la gestion comptable ainsi que celle de l’administration du personnel des Services publics fédéraux, en ce compris l’Organisation judiciaire, sont en voie de basculer vers de nouvelles applications informatiques (Fedcom, Persopoint) censées améliorer la gestion budgétaire et celle du personnel ; elles affectent l’autonomie de gestion en voie de configuration.

La Cour à l’épreuve de la pandémie

L’année 2020 ne peut être évoquée sans mentionner le coronavirus SARS-CoV-2 et la maladie à coronavirus 2019, qui a bouleversé la planète tout entière.

Loin de s’être jamais isolée dans une tour d’ivoire, la Cour a dû s’adapter comme chacun aux contraintes sanitaires qui se sont imposées, sans leur sacrifier les exigences de ses missions.

Ainsi, des instructions ont été diffusées au sein de la Cour en vue de limiter le nombre de participants à ses audiences solennelles et les autres occasions de contacts rapprochés, assurer la décontamination et l’aération des locaux, élargir la faculté de recourir au télétravail, tenir des réunions par vidéoconférence au moyen d’un logiciel ad hoc,…

Grâce à ces mesures, les différents services de la Cour ont pu continuer de fonctionner et son greffe est resté accessible au public.

Au début de la période de confinement généralisé qui a pris cours le 18 mars, la 2ème chambre (pénale) de la Cour a dû remettre l’examen des dossiers non particulièrement urgents à une audience ultérieure, mais ses audiences n’en ont pas moins continué à se tenir au rythme hebdomadaire imposé par les délais légaux en matière de détention préventive, de mandat d’arrêt européen, de privation de liberté administrative d’un étranger, d’exécution des peines ou d’internement, etc., ainsi que pour les requêtes en récusation, dessaisissement ou renvoi à un autre tribunal. Les modalités des audiences ayant dès lors très rapidement été adaptées aux contraintes liées à la pandémie, les autres dossiers ont rapidement pu y être traités quasi normalement.

Quant aux 1ère (civile) et 3ème (sociale) chambres, des audiences ont été maintenues durant cette période - dont certaines pro forma, pour permettre au président de remettre l’examen d’affaires ne comptant pas parmi les plus urgentes (récusation,…). L’arriéré ainsi créé est déjà résorbé[1], ces dossiers ayant continué d’être préparés sans relâche tant par le siège que par le parquet comme si leur examen en audience publique n’avait pas été remis.

Les parties ou leurs avocats ont été préalablement avisés des remises dans la mesure du possible.

Le signe le plus visible de l’adaptation de la Cour à la nouvelle situation est sa décision de tenir ses audiences ordinaires dans sa salle des audiences solennelles, dont le volume permet à chacun de respecter les distances de sécurité requises.

Le bureau d’assistance judiciaire de la Cour a dans la mesure du possible statué par ordonnances.

Dès le 18 mars, le premier président et le procureur général ont signé des attestations de laisser-passer pour permettre aux magistrats et aux membres du personnel de se rendre au Palais pour les nécessités du service.

Ils leur ont ensuite adressé des messages hebdomadaires communs de soutien et de remerciement.

Ainsi, malgré la quarantaine imposée aux rares magistrats de la Cour et membres du personnel qui ont été atteints par le virus ou eu des contacts rapprochés avec des personnes contaminées, la Cour a pu poursuivre sa mission dans le respect de la loi grâce aux efforts et à la solidarité, la flexibilité, la créativité et le sens du service public de chacun.

La continuité du service a ainsi été assurée sans sacrifier la sécurité des magistrats, du personnel, des avocats et des justiciables.

À plus long terme, il convient cependant d’éviter que le travail à distance ne nuise à l’esprit collaboratif qui anime la Cour, n’isole les individus en les cantonnant chez eux au risque de les voir renoncer aux échanges directs, même occasionnels et impalpables, qui ne sont pas les moins fructueux[2]. Tout comme la collégialité, le bouillonnement des idées s’accommode mal d’un isolement physique permanent.

Imposé par une situation exceptionnelle, le maintien d’une distance entre les membres de la Cour et ses collaborateurs ne peut devenir la règle.

[1]Alors que celui créé durant la 2ème vague de la pandémie ne l’est pas encore à la fin de l’année 2020.
[2] En particulier pour les chambres, qui délibèrent et siègent en nombre variable (généralement 5) selon leurs formations (cfr art. 128 à 131 C. jud.).

La mutation en marche du site Internet de la Cour et du rapport annuel

Hébergé jusqu’ici par le S.P.F. Justice, le site Internet de la Cour est en passe de s’émanciper, ce qui permettra de le moderniser.

Dans cette perspective, et même si le rapport annuel continue d’être édité, une réflexion s’est amorcée pour adapter sa présentation et sa structure à sa publication sur internet, en vue de le rendre plus accessible à tout qui veut mieux connaître le fonctionnement de la Cour.

Sans attendre l’émergence du nouveau site, quelques modifications sont d’ores et déjà mises en œuvre dans le présent rapport. Épinglons-en les principales.

Afin de mettre l’accent sur l’évolution du traitement des dossiers de la Cour durant l’année écoulée et les années précédentes, la rubrique « la Cour en chiffres » figure dorénavant au début du rapport annuel afin de lui donner plus de visibilité, et sa présentation a été améliorée, notamment quant à l’évolution du « stock » des affaires restant à traiter. Il ne peut bien entendu en être déduit qu’une vision purement quantitative de la mission du travail de la Cour prendra jamais le pas sur son attachement à la qualité des arrêts qu’elle rend.

La rubrique consacrée aux arrêts les plus importants s’articule désormais autour de deux pôles :

  • quelques « arrêts-clés » font l’objet d’une présentation approfondie, soit une mise en perspective jurisprudentielle et doctrinale après le bref résumé de la règle de droit établi sur la base du sommaire rédigé par le parquet. Il s’agit des arrêts les plus marquants de l’année écoulée, soit qu’ils apparaissent essentiels pour l’unité ou l’évolution de la jurisprudence ou pour l’interprétation des dispositions législatives, soit qu’ils présentent un intérêt particulier sur le plan social ou sociétal ;
  • les « autres arrêts importants » font l’objet d’un bref résumé - basé sur les sommaires rédigés par le parquet pour leur publication dans les A.C. et la Pasicrisie - qui énonce les principes juridiques essentiels que la Cour y formule.

De même, dorénavant, le résumé de quelques conclusions du parquet particulièrement éclairantes, sans pour autant avoir trait aux « arrêts-clés » visés ci-dessus, pourra le cas échéant introduire la rubrique consacrée aux thèmes des conclusions les plus importantes du Ministère public, qui indique par ailleurs si elles sont contraires à l’arrêt rendu par la Cour.

Le « rapport législatif » du procureur général, qui reprend les propositions de lege ferenda transmises chaque année au Comité parlementaire chargé du suivi législatif, figure sur le site Internet de la Cour depuis 2019. Le rapport annuel n’en reproduit dès lors plus que le préambule, les nouvelles propositions et le thème des propositions formulées dans les rapports législatifs précédents mais non consacrées à ce jour par le législateur, un lien hypertexte permettant au lecteur d’accéder aisément au rapport législatif dans son intégralité.

L’étude publiée dans le rapport annuel pourra dorénavant soit consister en une étude consacrée à une thématique présentant un intérêt particulier pour la Cour, soit être remplacée par la présentation d’une ou deux études réalisées par des référendaires, et qui présentent un intérêt particulier au regard de l’une ou l’autre question de droit spécifique.

L'accès à la jurisprudence de la Cour et des autres juridictions du Pouvoir judiciaire

En ces temps troublés, une date-butoir ne devait pas nous échapper : après le 31 décembre 2020, la technologie « flash » utilisée pour concevoir Jure-Juridat ne sera plus supportée par les principaux moteurs de recherche.

Le 15 décembre 2020, un nouveau moteur de recherche plus performant a dès lors repris la jurisprudence que contenait Juridat : Juportal[3].

Il est en effet d’une importance primordiale de conserver une banque de données publique de jurisprudence belge anonymisées, accessibles gratuitement à tous et sélectionnées par les juridictions belges. Ainsi, la Cour y publie les arrêts qu’elle a sélectionnés en vue de leur publication dans la Pasicrisie et les Arresten van het Hof van Cassatie et les sommaires, conclusions écrites - y compris « dit en substance » - et notes rédigées à cette fin par son parquet.

Le moteur de recherche Juportal est le fruit d’une étroite collaboration entre le service d’encadrement ICT du SPF Justice et des représentants de l’Ordre judiciaire, dont le service d’appui de la Cour et un avocat général de la Cour, lequel, assisté de notre cellule TIC et de magistrats praticiens, est à la manœuvre.

[3]Acronyme de JUrisprudence Publique Openbare Rechtspraak/Öffentliche Rechtsprechung porTAaL.

Le prononcé électronique via le Registre central

La modification de l'article 149 de la Constitution et la loi du 5 mai 2019 modifiant le Code d’instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts (M.B., 16 mai 2019) sont à l’origine de la mise en œuvre d’un registre central des jugements et des arrêts. Celui-ci sera le nouvel écrin pour cette promesse à visée démocratique majeure mais soulève toutefois de nombreuses questions et inquiétudes.

Cette nouvelle banque de données jurisprudentielle nous impose nécessairement une réflexion à la fois sur l’accessibilité de la jurisprudence de la Cour et sur la mise en place de moteurs d’intelligence artificielle.

Les discussions menées au sein du Kern CoGeCom/GeBeCom (Comité de Gestion en Commun, organe de gestion commun aux collèges des cours et tribunaux et du ministère public et à l’entité de cassation ainsi qu’au Service public fédéral Justice) autorisent quelques inquiétudes quant à la coordination du nouveau registre central des jugements et arrêts avec Juportal, qui contient aujourd’hui moins d'un pourcent de la production judiciaire et est essentiellement alimenté par la Cour de cassation.

La nécessaire mise en œuvre de l’autonomie de gestion

Le gouvernement d'affaires courantes et le nouveau gouvernement qui lui a succédé le 1er octobre auront eu certes fort à faire en 2020 pour gérer la pandémie.

Cependant, comme nous le soulignions dans l’avant-propos du rapport annuel précédent, il reste crucial de voir enfin mettre en œuvre la gestion autonome de la Cour - en tant qu’entité distincte, et à part entière, aux côtés du Collège des cours et tribunaux et du Collège du ministère public - et attribuer les moyens nécessaires pour assurer sa mission, en ce compris la traduction de sa jurisprudence dans l’autre langue nationale.

Sous le titre « un pays en sécurité », l’accord de gouvernement du 30 septembre 2020[4] énonce succinctement que la Justice sera « refinancée et modernisée par des investissements dans les ressources humaines, l’informatisation et les bâtiments », notamment de sorte que les palais de justice soient « adaptés à un fonctionnement moderne de la justice ».

Quant à l’organisation judiciaire, cet accord prévoit aussi que « les cadres légaux pour les magistrats et le personnel judiciaire seront remplacés [à terme] par un modèle d’allocation légale qui permet une répartition objective et dynamique des moyens entre les tribunaux et les parquets en fonction de la charge de travail (…). Cela sera également débattu avec l’ordre judiciaire et se fera toujours dans le respect de l’indépendance de la magistrature ». La loi sur la gestion autonome sera mise en œuvre tout en garantissant « en permanence l’indépendance de la justice ». « L’informatisation poussée de la justice se poursuivra. Pour ce faire, les plateformes informatiques de l’ordre judiciaire seront modernisées et harmonisées. Le passage au numérique permettra au citoyen de consulter partout son dossier ». « Un statut moderne et équilibré sera élaboré pour les magistrats (comprenant une évaluation) en concertation avec les représentants légaux des magistrats. Il tiendra compte à la fois du service au justiciable et des droits et obligations des magistrats ».

Nous nous réjouissons de la volonté ainsi affirmée d’améliorer le fonctionnement du Pouvoir judiciaire dans le respect de son indépendance et en concertation avec lui. Nous veillerons attentivement à ce que le statut annoncé ne cache pas, sous les dehors du respect formel de l’indispensable indépendance, garante de la neutralité et de l’impartialité, qui est l’essence de la magistrature, une mise sous coupe bureaucratique de celle-ci. Il ne pourra être admis que la suppression des cadres et l’autonomie de gestion qui sont prévues consistent à rejeter sur le Pouvoir judiciaire la responsabilité nominale de cette gestion sans lui donner les moyens de fonctionner au mieux, comme la Cour y a toujours aspiré ardemment.

En outre, dès lors que le New Public Management imposé aux juridictions transforme les chefs de corps en CEO, et que les chefs de corps de cassation sont de plus en plus absorbés par cette nouvelle dimension de leur profil de métier sans pour autant disposer d'un service d'appui, il est hautement indiqué (et cohérent avec la vision managériale imposée par les Pouvoirs législatif et exécutif), , de désigner deux magistrats hors cadres (à l'instar de ce qui est prévu, mutatis mutandis, pour le CSJ) pour les suppléer dans leurs tâches respectives de conseiller et d’avocat général.

Comme la plupart des autres services publics fédéraux (notamment), le département de la Justice a également basculé vers une mise en place de Fedcom et Persopoint.

Enfin, pour mettre en œuvre la loi du 18 février 2014 relative à l'introduction d'une gestion autonome pour l'organisation judiciaire, le SPF Justice doit revoir en profondeur ses structures et l'avenir de ses services dédiés à l'Organisation Judiciaire. La création des trois entités judiciaires englobant toutes les juridictions avec, pour le Collège du siège et celui du ministère public, des Services d'appui appropriés, nécessite une nouvelle approche de leurs activités par les services centraux. Ainsi s'ajoutent, au niveau central, le CoGeCom/GeBeCom (Comité de Gestion Commune / Gemeenschappelijk Beheerscomité) et l'Organe Permanent RH ainsi que le BBL (Beleid en Beheer Logistiek).

La Cour s’efforce d’être présente dans tous ces organes sans pour autant se disperser ni mettre en péril son cœur de métier. Ici aussi l’insuffisance des ressources humaines et en expertise technique allouées à la Cour se fait douloureusement sentir.

[4]Accord de gouvernement, pp.69 et 70.

Chiffres

Le présent rapport annuel offre un aperçu détaillé des chiffres et de leur évolution depuis 2011 (La Cour de Cassation en chiffre). Ils appellent d’emblée les constats suivants.

Le Coronavirus SARS-CoV-2 et les mesures gouvernementales imposées à la suite de la pandémie paraissent n'avoir eu qu'un impact limité sur les chiffres.

En 2020, 2.484 nouveaux pourvois ont été introduits devant la Cour, ce qui correspond au niveau moyen des cinq dernières années et à une diminution de 1,11 pour cent par rapport à l’année 2019.

Malgré la pandémie, la Cour a pu rendre 2.463 arrêts définitifs en 2020 grâce aux mesures précitées qu’elle a prises et aux efforts conjoints du siège, du parquet et du personnel de la Cour, soit une augmentation de 0,94 pour cent par rapport à 2019. Si la Cour n'avait pas dû, au cours de la deuxième vague de contagion, reporter à 2021 le traitement de certaines affaires, ce nombre aurait été encore plus élevé.

En 2020, le nombre d'arrêts définitifs rendus égale donc quasi celui des nouveaux pourvois introduits : le stock global d’affaires pendantes n’a augmenté que de 21 unités, soit 1,30 pour cent, et le taux de variation de ce stock, ou clearance rate global - soit le ratio obtenu en divisant le nombre d’affaires clôturées en 2020 par le nombre de nouvelles affaires reçues au cours de cette année -, est de 99,15 pour cent, ce qui fait preuve d’un fonctionnement efficace de la Cour en 2020.

Bruxelles, le 31 décembre 2020.

Chiffres globaux
Chiffres globaux

Le Procureur général,

  Le Premier Président,

André Henkes

  Beatrijs Deconinck